Arnoldine et Hyacinthe de Liedekerke.
Coll. Fondation SAN, D-0387.
Mademoiselle Arnoldine (36 ans) et mademoiselle Hyacinthe (34 ans) sont assassinées par leur jeune frère, Théodore de Liedekerke, 28 ans, au château de Géronsart2.
Les journaux s’emparent immédiatement du dramatique sujet.
Partout on vente les qualités des deux comtesses : « Personnes accomplies, distinguées par leur éducation, par leur cœur, par leur esprit autant que par leur naissance, elles étaient entourées d’un respect et d’une considération sans bornes…3», « Elles avaient hérité de leurs parents cette charité devenue proverbiale, qui distinguait leur noble maison. Depuis la mort bien regrettable et encore toute récente de leur père et de leur mère, ces vertueuses demoiselles étaient devenues la providence des malheureux4 ».
L’Eclaireur de Namur du 21 mars relate l’événement : « Un malheur épouvantable vient de jeter la consternation dans la commune de Jambe et met toute notre ville en émoi. Le jeune comte de Liedekerke qui, depuis longtemps était atteint d’une folie parfois furieuse, se dirigea hier à sept heures du soir, vers le Calvaire, qui se trouve à proximité du château de Géronsart, et où les deux sœurs étaient allées prier [comme tous les soirs, à l’heure accoutumée, l’une et l’autre à genoux et plongées dans la contemplation religieuse5]. Il s’approcha d’elles, et fit feu sur l’aînée, qui tomba raide morte. La seconde vola au secours de sa sœur, en demandant grâce au malheureux fou ; mais aussitôt elle reçut elle-même un coup de feu qui lui traversa le corps, sans occasionner toutefois, comme à sa sœur, une mort instantanée. Le comte s’apercevant des pénibles efforts de son agonie, rechargea alors son fusil, et comme par un sentiment de la plus cruelle générosité, lui lâcha un second coup dont elle expira.
Les cadavres furent rapportés au château par des paysans qui se trouvaient dans la campagne, et le jeune comte quitta tranquillement le lieu de son double meurtre, en annonçant qu’il allait recommencer ses horreurs sur d’autres membres de sa famille. Un chien, qui l’accompagnait, est revenu la nuit au château. [On croyait d’abord que le malheureux incensé avait mis fin à ses jours par un suicide6]. MM. le substitut du procureur du roi, le juge d’instruction, le juge de paix du canton de Namur, un médecin de notre garnison, ainsi que la gendarmerie se sont transportés immédiatement au château et y sont restés assez avant dans la soirée ».
L’Eclaireur de Namur du 22 mars ajoute les détails suivants : « Le jeune comte de Liedekerke qui était allé à pied, dit-il, jusqu’à une faible distance de Huy, est revenu sans se gêner le moins du monde chez lui, hier après-midi, vers trois heures ; il a demandé qu’on lui servît à diner et s’est mis à table. [Il était pâle, défait, exténué de fatigue et de besoin ; rien ne témoignait que sa raison lui fût revenue et qu’il eût le sentiment de son horrible action. Il s’est livré de lui-même7]. Arrêté par les gendarmes qui étaient restés au château de Géronsart, il a été conduit dans sa voiture à la prison de Namur où il a été écroué.
Plus tard, il a été reconduit avec les précautions convenables de la prison au château, près des cadavres de ses deux sœurs ; un témoin de cette scène de désolation nous rapporte que le meurtrier avait l’œil hagard et furieux, le ton décidé.
Il a déclaré reconnaître ses deux victimes en disant : « voici Arnoldine et voilà Hyacinthe ». Il a ajouté « qu’il avait le droit de tuer ses sœurs parce qu’il était contrarié par elles dans ses croyances religieuses et qu’il avait lu dans la Bible qu’on pouvait se défaire de ceux qui sont un obstacle à notre salut ». [J’ai, dit-il, surpris mes sœurs à adorer des idoles, et je les ai tuées ; puis il cite le Deutéronome, à l’appui de cette folle imagination, et dit qu’il fait profession de la religion de Moïse. Il ne manifeste aucun regret. Il recommencerait si c’était à faire ; c’est un devoir de tuer les idolâtres. Dans le trajet du château à la prison, il n’a cessé de se livrer à des dissertations historiques incohérentes. Le délire furieux paraît l’avoir abandonné momentanément, mais toutes ses paroles attestent la folie8].
Le malheureux fou (car en attendant que la justice prononce, l’humanité nous commande de ne pas le qualifier autrement), a passé, comme de juste, la nuit dernière dans la prison de notre ville. »
Dans le Bulletin de la Société de Médecine de Gand, on s’émeut, mais ne s’étonne pas de cette affaire. Car « l’abandon des aliénés est un caractère local, un type de notre nationalité. La Belgique est une marâtre qui répudie ses enfants que sa civilisation progressive plonge dans la plus grande des infortunes. Il n’est point chez nous de protection réelle pour les aliénés9 ». Et de poursuivre que si l’aliéné est pauvre, sa prise en charge serait un coût pour la société et qu’il est par conséquent plus simple de le laisser faire. Que par contre s’il est riche, il faut respecter les exigences de la famille. Ce qui semble avoir été le cas dans le présent drame : « Devenues orphelines, les deux sœurs de Liedekerke vivaient dans leur château retirées du monde, et s’étaient dévouées toutes entières au malheureux insensé qu’elles ne voulaient pas quitter malgré l’avis des médecins. L’auteur de conclure qu’elles sont mortes de leur admirable conduite et de s’interroger si de pareils faits ne démontrent pas que l’administration devrait parfois résister au désir des parents de conserver auprès d’eux de malheureux aliénés10 ».
Ajoutons que Théodore de Liedekerke a été reconnu atteint de monomanie furieuse et enfermé dans une maison de santé11.
Fiona Lebecque,
Présidente-Conservatrice
du Centre d’Archéologie,
d’Art et d’Histoire de Jambes
Notes :
1. Une lithographie conservée dans les collections la Société archéologique de Namur (inv. D-0387) a attiré l’attention de Maïwenn Barral, jeune bénévole travaillant aux inventaires. Il s’agissait du portrait mortuaire de deux femmes. Ensemble, nous avons cherché à en savoir plus à leur propos.
2. Marie-Augusta de Gavre-de Liedekerke (seule héritière), Arnoldine de Gavre-de Liedekerke (1811-1847), Hyacinthe de Gavre-de Liedekerke (1813-1847) et Théodore de Gavre-de Liedekerke sont les enfants de Charles-Alexandre Joseph de Gavre-de Liedekerke (décédé le 26/04/1846) et de Félicité-Gabrielle Charlotte Cécile de Tornaco (décédée le 06/12/1846).
3. I. de Stein d’Altenstein, Annuaire de la Noblesse de Belgique, Bruxelles, 1848, pp. 318-319.
4. Article publié dans L’Ami de la Religion, n° 4357, du jeudi 1er avril 1847.
5. L’article (par L. Lunier) intitulé Monomane – Fanatisme religieux – Fratricide, publié dans la Revue médico-légale des journaux judiciaires (janvier-février-mars 1847) et basé sur la relation des faits par L’Ami de l’Ordre, donne d’autres détails (et éclairages) sur ce double assassinat.
6. Une analyse de cette affaire parue dans le Bulletin de la Société de Médecine de Gand, (vol. 14, 1847, pp. 110-112) sous l’angle des aliénés au sein de leur famille, ajoute d’autres éléments.
7. Monomane – Fanatisme religieux – Fratricide, p. 410.
8. Ibid.
9. Bulletin de la Société de Médecine de Gand, p. 111.
10. Monomane – Fanatisme religieux – Fratricide, p. 410.
11. I. de Stein d’Altenstein, Annuaire de la Noblesse de Belgique, Bruxelles, 1848, pp. 318-319.